En collaboration avec Édouard Bernier-Thibault

Aujourd’hui, le syndicalisme est loin d’être le centre d’attention ou d’intérêt des mouvements sociaux, voire de la société en général. Pourtant, celui-ci peut et a déjà été à l’avant-garde de la gauche québécoise. Aujourd’hui, celle-ci se base surtout sur la convergence des luttes antifascistes, antiracistes, pour la justice climatique, pour les droits des personnes 2SLGBTQ+ et même, parfois, souverainistes. Les changements sociaux n’étant plus nécessairement reliés aux revendications du milieu du travail, on a tendance à oublier l’apport des syndicats dans les mouvements de la gauche au Québec. Bien qu’aujourd’hui relégué au second plan, il faut se rappeler que le syndicalisme québécois a déjà été porteur d’un projet de transformation social profond et émancipateur. Il a déjà été synonyme d’espoir d’un monde meilleur pour des jeunes et moins jeunes d’ici. C’est pour redécouvrir l’esprit qui animait la gauche de l’époque et pour tenter de revitaliser le mouvement syndical aujourd’hui que cet article propose de traiter d’un événement majeur de l’histoire du syndicalisme au Québec survenu il y a exactement 50 ans: le front commun de 1972.
Mise en contexte
Devant une révolution un peu trop tranquille pour certains et à une désillusion croissante face aux positions du gouvernement et des partis politiques, la gauche est à son plus fort dans la province durant la deuxième moitié des années 1960 puis au cours les années 1970. Les trois centrales majeures de l’époque, la Fédération des Travailleurs du Québec (FTQ), la Confédération des Syndicats Nationaux (CSN) et la Corporation des Enseignants du Québec (CEQ) se radicalisent avec les milieux intellectuels et militants pour rejeter plus ou moins explicitement le capitalisme, proposant un Québec socialiste et davantage démocratique. L’accès au pouvoir de Robert Bourassa en 1970 (Parti Libéral du Québec), qui tient des positions allant à l’encontre de celles des centrales, exacerbe les tensions et alimente les critiques de l’État, de plus en plus considéré comme complice et instrument du patronat.
Dans le cadre de la renégociation des conventions collectives pour le secteur public et parapublic en 1972, la FTQ, CSN et la CEQ s’entendent pour former un front commun, c’est-à-dire une coalition dans le but de faire valoir leurs demandes au gouvernement. Regroupant environ 200 000 syndiqués, celui-ci a comme exigence principale le salaire minimum hebdomadaire de 100$ par semaine pour les employés de l’État. Cette revendication, à laquelle le gouvernement libéral se montre profondément hostile, remet en question le fonctionnement du marché du travail. Effectivement, le front commun ne souhaitait pas simplement accroître les bénéfices de ses membres, il se donnait comme objectif de remettre en question le capitalisme et d’influencer l’ensemble des relations de travail pour redéfinir les rapports de force entre les travailleurs et les chefs d’entreprises. Les syndicats affirment que « le développement économique devrait servir les besoins de la population », et non l’inverse.
Après des négociations infructueuses, les grèves commencent au mois de mars 1972. Presque aussitôt, le gouvernement libéral met en place des injonctions pour forcer les grévistes à retourner au travail. Néanmoins, plusieurs d’entre eux (plus de 210 000) décident d’y déroger et s’unissent en affrontant les policiers au sujet des injonctions et en bravant celles-ci. La grève est alors la plus grande de l’histoire du Québec. Les ordres de l’État viennent cependant miner le camp des travailleurs et sèment la discorde au sein de celui-ci. L’adoption de la loi 19, qui suspend le droit de grève, pénalise financièrement les grévistes et les oblige à retourner au travail, frappe durement le front commun. Surnommée « loi matraque », elle reste aujourd’hui l’une des lois les plus répressives de l’histoire des relations de travail au Québec. Elle interdisait le droit de grève des manifestants qui ne respectaient pas les injonctions et leurs imposaient une amende faramineuse de 150 $ (près de 1700$ aujourd’hui).
Confrontée aux mesures draconiennes de l’État puis face à des désaccords en son sein, la direction du front commun décide (à contre-cœur et par manque d’alternatives) de mettre fin à la grève et de décréter le retour au travail en arrivant à une entente. Deux semaines plus tard, les trois chefs syndicaux sont arrêtés et emprisonnés pour atteinte au tribunal — une autre et dernière preuve de l’hostilité du gouvernement pour les militants. Cet emprisonnement entraîne une deuxième grève impliquant plus de 300 000 travailleurs du secteur privé mobilisés autour de manifestations éparses, autogérées et plus flamboyantes que celle de la première. Le point culminant a lieu à Sept-Îles, lors d’une manifestation des Syndicats des Métallos, un chauffard en état d’ébriété et connu pour ses positions antisyndicales fonce dans la foule, blessant plusieurs manifestants et en tuant un. Ce manifestant était membre du syndicat des métallos et n’étant âgé que de 22 ans. Ce tragique événement pousse finalement le gouvernement Bourassa à écouter les revendications des ouvriers et à effectuer des changements pour amener les syndicats à mettre fin à la grève. Malgré les troubles et les déceptions, l’accord conclu avec le gouvernement en 1972 est considéré par plusieurs comme une victoire. Entre autres, les employés de l’État obtiennent le salaire minimum de 100$ par semaine, l’indexation des salaires au coût de la vie en plus de meilleurs avantages sociaux.
Résultat
Si le front commun a réussi à augmenter considérablement le niveau de vie des salariés du secteur public, il n’a toutefois pas débouché sur les grandes transformations sociétales souhaitées. L’espoir d’une grande fédération des travailleurs autour du développement de la justice sociale n’a pas réellement abouti, et le pouvoir politique du syndicalisme s’est vu énormément réduit face à l’imposition successives de loi spéciale. À partir de ce moment, notamment après les multiples récessions des années 1970 et 1980, le mouvement syndical perd progressivement ses positions idéologiques subversives et adopte un caractère de plus en plus réformiste et défensif. Ce faisant, les centrales tentent avant tout de protéger les acquis de leurs membres et de revenir aux politiques sociales-démocrates de la Révolution tranquille, en bonne partie démantelées par le vague néolibérale des 40 dernières années.
Pour en apprendre plus sur cette mobilisation et sur ce qu’elle aurait pu amener:
Sur Radio-Canada
https://ecosociete.org/livres/1972