La poudrière bosniaque

Le 6 avril 1992, la Bosnie-Herzégovine déclare son indépendance de la Yougoslavie communiste. De violents affrontements communautaires ravagent le pays. Les Serbes veulent rejoindre la Yougoslavie; les Croates désirent s’unir à la Croatie et les Musulmans souhaitent fonder leur État. Massacres, déplacements de populations et nettoyages ethniques marqueront ce conflit jusqu’à sa fin ,en 1995, avec la signature des accords de Dayton. La poussière retombe, on enterre les morts, on serre la main du voisin. Le pays sera une fédération de deux entités, l’une serbe et l’autre croato-musulmane, chacune disposant de beaucoup d’autonomie dans de nombreux domaines, mais contraintes à partager certaines compétences gouvernementales, comme l’armée, la monnaie et la justice.

Plus récemment, en décembre 2021, le leader des nationalistes de la République serbe de Bosnie, Milorad Dodik, annonce que l’entité serbe se retire des compétences communes, se préparant donc à former une armée, à frapper une nouvelle monnaie et à rédiger de nouvelles lois au service des Serbes de Bosnie. En Europe, on craint le regain de tensions, les affrontements ethniques —voire pire— la guerre civile. Pour mieux comprendre le dossier, L’Exilé a fait appel à l’expertise d’Alexis Troude, spécialiste des Balkans enseignant l’histoire de la région et la géopolitique européenne à l’université de Melun Val de Seine et à qui les nombreux voyages en Bosnie ont donné accès à une perspective plus locale du conflit.

M. Troude commence par mentionner que le territoire serbe de Bosnie (et aussi de Croatie) est parsemé d’églises orthodoxes, puisque les Serbes y ont été invités par différents empires pour défendre la frontière contre les Turcs. On appelle cette délimitation historique entre la Croatie et l’Empire ottoman la Krajina. C’est dans cette contrée que les premiers intellectuels serbes voient le jour et que se développe une première conscience nationale. Si beaucoup de Serbes affirment que le Kosovo est le cœur de la nation serbe, on pourrait ajouter que la Krajina en est le cerveau. Pour les Serbes de Bosnie, il est donc impensable d’abandonner ce territoire comme ce fut le cas avec le Kosovo qui a fait sécession car peuplé d’Albanais désormais. La minorité musulmane, pour sa part, se préoccupe moins de la région et a tendance à tisser des liens identitaires avec les pays du sud, comme l’Albanie et la Turquie, où la présence de l’Islam demeure plus forte.

Comprendre le système bosniaque est important pour saisir l’enjeu de ce conflit. « C’est une présidence tournante. Chaque année, le président laisse sa place au président d’une autre ethnie. » affirme M. Troude.« Il y a aussi un gouvernement central qui s’occupe de l’armée, de battre la monnaie et des pouvoirs régaliens », explique-t-il. Pour rajouter à la complexité de la région, elle est divisée en 13 cantons qui sont gérés à la manière suisse, c’est-à-dire avec beaucoup d’autonomie. Finalement, on arrive au dernier palier, les provinces. Il s’agit ici des deux entités, la fédération de Bosnie-Herzégovine (peuplée de Croates et de Musulmans) et la République serbe de Bosnie. « On a vraiment l’impression de vivre dans un État à part entière avec un gouvernement, un parlement, et un service de douanes et de police. », mentionne l’enseignant.

Sur les plans politique, ethnique et économique, M. Troude considère que c’est un échec. Certes, les accords de Dayton ont séparé le pays en deux et les armes ont été rendues, mais les réfugiés ne sont pas retournés dans leurs foyers. L’expert affirme que les deux entités sont devenues mono-ethniques, récoltant les réfugiés de leur ethnie et en expulsant les minorités. « Très peu de Musulmans, et surtout de Croates, ne sont pas revenus. Je connais un quartier de Banja Luka où [il n’y a] que des réfugiés serbes, mais qui ont pris la place des Croates qui ont fui. […] Ça c’est un échec, mais un autre échec, c’est l’économie. » En effet, il n’y a pas eu de réformes assez poussées pour permettre un réel enrichissement du pays. Un autre problème est la fuite de la main-d’œuvre. Beaucoup d’habitants vont travailler dans les pays voisins plutôt qu’en Bosnie : « On les voit le dimanche et après ils repartent en Autriche, en Allemagne ou en Hongrie pour aller bosser. », dit-il. C’est un peu comme si la Bosnie était une immense banlieue et que les pays industriels de l’Europe en étaient le centre-ville.

Certes, le pays est loin d’être parfaitement fonctionnel, mais il n’y avait pas grand-chose qui pouvait laisser prévoir un regain de tensions en 2021-2022. Lors de la dernière guerre, les chômeurs, les inactifs et les déçus de la société s’étaient regroupés dans des groupes paramilitaires nationalistes et ce sont principalement ces milices qui ont mené au déclenchement du conflit. La situation actuelle est cependant loin d’être aussi grave qu’à l’époque. Les tensions sont donc en, quelque sorte, artificielles. Ce sont les nationalistes, poussés par la Russie, la Hongrie et la Serbie, qui créent toute cette agitation pour faire avancer leur agenda politique. En réalité, il n’y a pas d’initiative populaire. Personne ne veut la guerre, tout le monde a en mémoire le terrible conflit des années 1990. « Dodik souffle le chaud et le froid. Tantôt, il va réclamer une autonomie en vertu des accords de Dayton, tantôt il va parler de référendum […] Surtout, il n’est pas du tout suivi par son assemblée. Le parti démocrate serbe s’est abstenu de voter ce projet. Il veut créer de la prospérité, du boulot et ensuite on verra ces questions d’indépendance ». Même chez les Musulmans, l’obsession est à l’économie et non aux luttes nationalistes. C’est pourquoi il y a de nombreuses grèves dans les usines de l’entité croato-musulmane: « La priorité, c’est d’abord le pouvoir d’achat et pas les questions de centralisation ou d’indépendance. »

En Bosnie-Herzégovine, une guerre n’est pas sur le point de se déclencher, n’en déplaise à une bonne partie de la presse occidentale qui a souvent tendance à imaginer les pires scénarios sans connaître la région. Les différents peuples qui habitent la fédération ne veulent pas de conflit, ils ne souhaitent plus la guerre. Ils sont déjà autonomes de leurs voisins et M. Troude souhaite davantage une conférence européenne qui viserait à réajuster les frontières provinciales à l’intérieur de la Bosnie plutôt qu’un démembrement du pays. C’est, selon lui, l’option qui éviterait un conflit et garantirait une large autonomie des peuples qui pourront vivre dans leur province selon leurs codes et en harmonie avec leurs voisins. L’intérêt général de la région en dépend.

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