« Les inégalités tuent ». Lecture et commentaire critique sur le rapport des inégalités de Oxfam.

Par Édouard Bernier-Thibault

Récemment, dans le cadre d’un cours, j’ai consulté le résumé du rapport de 2022 sur les inégalités d’Oxfam. Les résultats présentés sont plutôt déconcertants. En termes d’inégalités, on dirait qu’on observe presque toujours les mêmes tendances depuis plusieurs années. Autant à l’intérieur des sociétés riches ou pauvres qu’entre les pays, les écarts de richesses sont énormes, et croissants.

Voici quelques statistiques importantes de leur rapport:

« Les dix hommes les plus riches du monde ont doublé leur fortune, tandis que plus de 160 millions de personnes auraient basculé dans la pauvreté. » (p.7)

« Les inégalités contribuent chaque jour à la mort d’au moins 21 300 personnes » (p.8)

« Depuis 1995, les 1 % les plus fortuné·es ont accaparé près de 20 fois plus » de richesses mondiales que les 50 % les plus pauvres de l’humanité. » (p.6)

L’article souligne aussi comment l’inégalité n’est pas un phénomène qui se manifeste également dans la population. Les femmes ainsi que les personnes racisées sont toujours dans des situations plus précaires. Ils vivent généralement dans plus de misère. Cela les rend susceptibles d’être heurtées particulièrement violemment par le système économique et les actions des gouvernements.

Toutes ces données semblent être plutôt en accord avec plusieurs analyses économiques faites par les institutions les plus haut placées comme l’OCDE, la Banque mondiale et, au niveau local, l’IRIS.

Un point sur lequel le rapport d’Oxfam se démarque positivement des autres, selon moi, est sa manière particulièrement « brute » et directe de présenter le problème de l’inégalité. Le titre du rapport en est l’expression parfaite : « Les inégalités tuent ». Cela nous amène à penser et à approcher les inégalités d’une autre manière.

Depuis sa naissance, la lutte contre l’inégalité a été la préoccupation principale des socialistes partout dans le monde. Par contre, la plupart du temps, on pose l’égalité dans le discours soit comme un principe moral fondamental, à caractère ouvertement religieux ou non, ou comme le sens et le but ultime de l’histoire. La gauche en vient parfois à sacraliser l’égalité à un tel point que l’on peut parfois en perdre le sens. En parlant des effets de la pauvreté en termes de souffrance et de violence, on tombe tout de suite dans quelque chose de plus concret. L’inégalité, locale et mondiale, est un problème réel et non un concept uniquement « théorique » ou moral. Celle-ci nous affecte tous, directement ou indirectement. Les classes et les pays pauvres subissent quotidiennement les troubles du manque. Du côté des classes ainsi que des pays riches, ceux-ci seront incapables de maintenir leur sécurité, leur niveau de vie et leur niveau d’accumulation économique quand les bases principales de leur richesse –les ressources de la planète et le travail des plus démunis – seront épuisées. En considérant cette inégalité plus comme un enjeu de société affectant directement les conditions de vie humaine, on atteint un sens plus profond, selon moi, de l’égalité. Celui-ci est l’idéal du plus grand bien-être pour le plus grand nombre. On doit reconnaître la nécessité d’une certaine égalité des conditions pour une liberté, un bonheur et une harmonie réelle pour tous.

Malgré tout, je reste un peu insatisfait après ma lecture. Je finis souvent ce genre de rapport avec une frustration et un désarroi que je n’arrive pas à canaliser ou à diriger vers une réflexion critique et concrète sur les alternatives, solutions et changements à faire pour combattre ces maux. Les statistiques et les analyses autour de l’accroissement et les effets destructeurs des inégalités abondent. Toutefois, les perspectives de solutions ou d’action qui sont présentées la plupart du temps sont soit abstraites et trop générales, ou trop étriquées, ne proposant rien que des actions superficielles.

Voyons d’abord ce que dit le texte par rapport aux solutions. Je ne traiterai pas de l’échelle internationale du problème, et je me limiterai aux inégalités strictement économiques.

Ma critique principale est qu’il semble qu’on fait face à des messages différents, ou du moins mal définis quant aux diagnostics et aux remèdes à apporter. D’un côté, le rapport semble affirmer la possibilité de changements par l’action politique progressiste, en redistribuant une partie des revenus des plus riches (sous la forme d’impositions et de taxes) vers les plus pauvres (sous la forme de programmes d’aide, de services sociaux et de politiques publiques).

Mais de l’autre côté, on semble suggérer que l’économie telle qu’elle est organisée et qu’elle fonctionne est la source des inégalités monumentales, et que c’est sur celle-ci qu’il faut agir pour régler définitivement les problèmes.

« Les gouvernements doivent réécrire les règles de leurs économies à l’origine de fractures aussi colossales » (p.15)

Bref, malgré les analyses très convaincantes et appuyées ainsi qu’un plaidoyer fort pour la lutte contre l’inégalité, il me semble que le texte a de la misère à se positionner clairement par rapport aux solutions concrètes à apporter.

Ce qui résulte de la lecture du rapport est un certain flou, dont l’enjeu principal peut se résumer très simplement: est-ce qu’on doit passer par la réforme ou par le changement radical (la “révolution”) pour agir adéquatement par rapport au problème des inégalités? Est-ce que notre économie est quelque chose de viable ou d’acceptable à condition d’un bon encadrement? Ou est-ce qu’elle est un problème en soi, dont il faudrait se débarrasser si on veut définitivement en finir avec la souffrance et la misère des inégalités?

La question est évidemment plus nuancée quand on entre dans les détails, et elle est plutôt « théorique » mais elle se pose en tant qu’elle décrit une tension constante dans le socialisme, depuis ses débuts. Pour être capable d’agir dans la société et s’impliquer dans des luttes, je crois qu’il faut avoir conscience de ce genre de dilemme.

De manière très brève, le problème est que notre système économique, le capitalisme, produit des quantités de richesses immenses et croissantes, mais distribuées de manière très inégales. Laissé à soi-même, le capitalisme tend à accroître les inégalités entre ceux qui doivent se procurer leurs moyens d’existence en travaillant dans des entreprises pour un salaire (salariés) et ceux qui possèdent leurs entreprises (propriétaires ou patrons), pouvant faire travailler les autres pour eux et accumulant du profit. Ce profit leur permet d’acheter des moyens de production, de faire des investissements, etc. Bref, de s’enrichir encore plus (de manière exponentielle). Sans entrer dans plus de détails sur cette dynamique, qui est beaucoup plus complexe, le fait est que les inégalités sont un produit direct et essentiel du capitalisme. Comme le montre l’analyse d’Oxfam et plusieurs autres cités plus haut, le capitalisme laissé à soi-même tend presque automatiquement à produire ou aggraver les inégalités.

La solution principale qui a été proposée et appliquée à cela est celle de la réforme. On considère que l’État interventionniste plutôt fort est un instrument ayant la capacité d’équilibrer et réglementer le capitalisme dans sa tendance à produire de l’inégalité.

Ce modèle a effectivement été essayé et eut un certain succès durant les années d’après-guerre dans certains pays occidentaux (« les Trente Glorieuses », auxquels le texte fait référence positivement). Toutefois, à partir des années 1980, l’État providence a commencé à être démantelé progressivement dans plusieurs pays, laissant libre cours à l’accumulation et au libre fonctionnement du capitalisme, et donc à sa tendance inégalitaire. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui le néolibéralisme.

Donc, face à cela, est-ce que le rétablissement d’un État providence fort est quelque chose de possible? D’envisageable? Est-ce que celui-ci est capable de promouvoir et permettre une égalité et une liberté réelle? Durable? Stable? Est-ce que la logique du capitalisme voue nécessairement ce mode de gouvernement à l’échec (inflation, problèmes de gestion, dettes trop grandes, pressions et critiques des élites économiques et financières, possibilités de corruptions, danger potentiel de virage totalitaire, etc.) ?

Si l’option de la réforme est impossible ou non désirable, alors il me semble qu’il faut considérer sérieusement des alternatives concrètes au capitalisme. Le communisme est bel et bien le modèle de société le plus complet qui a été proposé contre celui-ci, proposant une société complètement égalitaire par la possession commune des moyens de production ainsi que des revenus de cette production. Toutefois, est-ce que celui-ci a encore un avenir et une puissance critique aujourd’hui? Est-ce qu’il contient les principes et les idées de la société vers laquelle nous devrions nous diriger, ou est-ce qu’il doit être laissé au passé comme une idée intéressante, mais à oublier ou à éviter ?

Si c’est à nous de choisir, le véritable choix à faire est: réforme ou révolution. S’ il doit y avoir révolution, pourquoi, vers quoi et comment? Ce n’est pas un choix facile, mais si nous ne le faisons pas, nous allons le subir. Nous devons établir les bons diagnostics pour essayer d’appliquer les remèdes adéquats. Ce sera à nous d’essayer de répondre aux difficultés de nos sociétés ainsi que de notre temps, comme l’inégalité, avec des idées fortes. Nous devons avoir un projet concret pour travailler à faire advenir un monde plus sain, où le bien-être de tous est posé comme le plus grand bien.

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