Ursula K. Le Guin et ses Dépossédés

En commençant ma lecture des Dépossédés d’Ursula K. Le Guin, je m’attendais à y trouver une pensée fondée sur un manichéisme, opposant l’anarchisme au capitalisme. J’y trouvai plutôt, à ma grande surprise, une exploration profonde de la condition humaine. Le roman raconte la vie d’un physicien, Shevek, issu d’une société anarchiste implantée sur Annares, un astre désertique qui est la lune d’Urras, une planète capitaliste frétillante de vie dont le peuple d’Annares tire ses origines. Annares fut coupé des autres civilisations à partir de sa fondation, plus de cent-cinquante ans auparavant. Le destin de Shevek sera de rétablir un lien entre sa planète et le reste de l’humanité, en étant le premier Annaresti à retourner sur Urras.

L’anthropologie joue un rôle important dans ce livre, dont l’intrigue se fonde sur la mise en contact de deux cultures complètement différentes et sur le choc culturel en découlant. Est aussi abordée, dans Les Dépossédés, la question du lien entre le langage et la culture, les habitants d’Annares ayant développé une langue à l’image de leur société, c’est-à-dire dépourvue de toute notion de propriété et de hiérarchie.

Annares n’est pas une utopie, ce n’est pas une dystopie non plus; il s’agit en fait d’une projection réaliste de ce que pourrait être une véritable société anarchiste. L’anti-utopisme est, en effet, un des thèmes prépondérants du roman. Effectivement, celui-ci se veut porter un regard lucide sur les potentialités de l’espèce humaine, sur la vie humaine, de même que sur le bonheur. Pour Le Guin, le bonheur et la solidarité sont intimement liés et passent avant tout par la reconnaissance de la souffrance comme faisant inévitablement partie de la vie. Toujours selon l’auteure, c’est de cette expérience commune que doit naître la solidarité, qui est un moyen rationnel pour l’être humain de minimiser sa souffrance.

« Le lien qui nous attache est au-delà du choix. Nous sommes frères. Nous sommes frères dans ce que nous partageons. Dans la douleur, que chacun d’entre nous doit supporter seul, dans la faim, dans la pauvreté, dans l’espoir, nous connaissons notre fraternité. Nous la connaissons, parce que nous avons dû l’apprendre. Nous savons qu’il n’y a pas d’autre aide pour nous que l’aide mutuelle, qu’aucune main ne nous sauvera si nous ne tendons pas la main nous-mêmes. »

Les Dépossédés, Chapitre IX

La nature anti-utopique d’Annares se manifeste aussi dans le récit touchant de la jeunesse de Shevek, marquée par la solitude. L’idée est qu’une société, aussi bien organisée soit-elle, ne peut pas éliminer toutes les sources de souffrance, mais seulement minimiser celles-ci. L’idée est aussi que même dans une société aussi ouverte que possible, il resterait toujours une minorité d’incompris.

Ces nuances font en sorte que Le Guin réussit à rendre plausible l’anarchisme, ce pourquoi je la remercie. M’intéressant à cette pensée depuis quelque temps, j’avais encore assez de difficulté à m’imaginer de quelle manière pourraient se manifester certains aspects de cette théorie politique dans la réalité. Ce roman m’aura permis pour la première fois d’imaginer dans ses moindres détails une société fondée sur l’abolition de la propriété privée, la solidarité, l’égalité, la liberté individuelle et l’absence d’État, sans que cette société ne soit pour autant parfaite.

« Vous avez, nous n’avons pas. Tout est beau ici. Sauf les visages. Sur Annares, rien n’est beau, rien, sauf les visages. Les autres visages, les hommes et les femmes. Nous n’avons que cela, que nous autres. Ici, on regarde les bijoux, là-haut on regarde les yeux. Et dans les yeux on voit la splendeur, la splendeur de l’esprit humain. Parce que nos hommes et nos femmes sont libres… ne possédant rien, ils sont libres. Et vous les possédants, vous êtes possédés. Vous êtes tous en prison. Chacun est seul, solitaire, avec un tas de choses qu’il possède. Vous vivez en prison, et vous mourrez en prison. C’est tout ce que je peux voir dans vos yeux – le mur, le mur ! » 

Les Dépossédés, Chapitre VII

L’intérêt des Dépossédés ne se cantonne pas sur Annares; Shevek, dans son voyage sur Urras, nous offre un regard tout neuf sur notre société en la découvrant de son point de vue d’anarchiste. Il est incapable de comprendre le monde qu’il découvre du fait qu’il est né dans une société à la morale et aux codes complètement différents. Aussi critique du capitalisme (représenté par la nation de l’A-Io sur Urras) que du communisme sous sa forme marxiste-léniniste (représenté par la nation de Thu aussi sur Urras), Le Guin semble nous révéler au travers des yeux de Shevek le regard qu’elle porte elle-même en tant qu’anarchiste sur la guerre froide, le roman ayant été écrit à cette époque. Shevek nous offre donc une critique inédite de la nation, des hiérarchies, de la guerre, du consumérisme, du travail, du matérialisme, de l’argent, de la propriété et du machisme, qui jalonnent nos sociétés. Ce faisant, il lève le voile sur plusieurs absurdités de notre monde, qui nous semblent pourtant souvent aller de soi.

« Ils ne discutaient plus de prédictions, maintenant, mais de politique. Ils parlaient de la guerre, de ce que Thu allait faire, de ce que l’A-Io allait faire, de ce qu’allait faire le CMG. -Pourquoi ne parlez-vous que par abstractions? […] Il ne s’agit pas de noms de pays, mais de gens qui s’entretuent. Pourquoi les soldats partent-ils? Pourquoi un homme va-t-il tuer des étrangers? »

Les Dépossédés, Chapitre VII

« [Il] comprenait maintenant pourquoi l’armée était organisée ainsi. C’était en fait absolument nécessaire. Aucune forme rationnelle d’organisation ne pouvait servir un tel but. Il n’avait simplement pas compris jusqu’à présent que ce but était de permettre à des hommes avec des mitraillettes de tuer facilement des hommes et des femmes désarmés quand on leur en donnait l’ordre. »

Les Dépossédés, Chapitre IX

Bien qu’il soit troublé par certains aspects de la société d’Urras, Shevek ne se contente pas de critiquer cette civilisation. Son regard se porte aussi sur son propre monde et ses défaillances. Comme le montre en partie la vie de Shevek, la société annaresti, quelque 150 ans après sa fondation, semble s’être figée sous la tutelle d’un autoritarisme tacite, prenant la forme d’une forte pression sociale inavouée, restriction qui nuirait à l’épanouissement personnel de certains Annarestis. Cette maladie sociétale aurait aussi pour conséquence désastreuse de nuire à l’innovation, puisque les individus s’éloignant des sentiers battus auraient tendance à être considérés comme des individus asociaux n’ayant pas de fonction productive au sein de la société. Shevek n’aura donc pas seulement comme but de faire tomber des murs sur Urras, mais aussi ceux qui se trouvent chez lui.

Un autre thème intéressant de ce roman, celui-ci plus métaphysique, est celui de la temporalité. Une des quêtes de Shevek est celle d’une théorie expliquant l’unité de la nature séquentielle du temps et de sa nature circulaire, c’est-à-dire la coexistence d’un élément de continuité et d’un élément de changement continuel dans la réalité. Cette théorie servirait à lier différents moments apparemment séparés, mais qui forment en fait un même tout. Pour Shevek, la liberté est dans la continuité, alors que l’éternel recommencement est une prison. La structure du récit est elle-même un reflet de cette quête. En effet, on suit en alternance des événements ayant lieu sur Urras plus tard et des événements ayant lieu sur Annares plus tôt et ce n’est qu’à la fin du roman que le récit d’Annares rattrape le récit d’Urras et que le temps forme un tout cohérent. Cette unification temporelle lui donne finalement la joie d’être libre tout en ayant un chez-soi et une identité stable, conséquences de la continuité.

Si je devais décrire ce livre, je dirais qu’il s’agit d’un roman philosophique, anthropologique et révolutionnaire. Je vous recommande chaudement la lecture des Dépossédés si vous vous intéressez à l’anarchisme, aux idées libertaires et à la critique radicale du capitalisme. Notez qu’il y aurait énormément de choses à dire au sujet des Dépossédés d’Ursula K. Le Guin et que mon analyse est loin de faire le tour du sujet, sachant surtout que Les Dépossédés n’est pas seulement un roman qui se comprend, mais aussi un roman qui se vit! Le Guin réussit en effet à nous faire passer par toute la gamme des émotions et à nous faire comprendre les mondes qu’elle décrit et les dilemmes moraux qui s’y rattachent par le ressenti.

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