Le théâtre documentaire : entre création et conversations citoyennes

Orianne Démontagne

Qu’est-ce que le théâtre documentaire? Comment le processus de création se déroule-t-il? Voici des questions auxquelles la dramaturge Annabel Soutar et les comédien⸱ne⸱s et auteur⸱trice⸱s Christine Beaulieu, Maude Laurendeau et François Grisé ont répondu lors de la conversation publique Le théâtre documentaire: du terrain à la scène. Organisée par la compagnie de théâtre montréalaise Porte-Parole, cette discussion avait pour but de présenter la pluralité des façons de faire du théâtre documentaire, mais également de répondre aux questions du public sur le sujet.

Les débuts du théâtre documentaire au Québec

C’est grâce à Twilight : Los Angeles 1992, une pièce écrite et jouée par Anna Deavere Smith, qu’Annabel Soutar a découvert le théâtre documentaire lorsqu’elle étudiait aux États-Unis. Dans cette pièce de théâtre, la dramaturge américaine explore le thème de la brutalité policière en se basant sur des entrevues qu’elle a menées auprès de centaines de personnes. Une fois rassemblés, les témoignages constituent le fondement du texte de sa pièce et, une fois sur scène, elle interprète elle-même tous les personnages.

Cette forme d’art est apparue à Annabel Soutar comme une solution à la polarisation qu’elle observait au sein de son université. Cela permettait d’engager un dialogue et d’exposer des points de vue parfois complètement opposés.

En revenant au Québec, elle a observé que le théâtre documentaire n’était pas encore répandu. Elle y a vu une formidable opportunité d’importer cette forme d’art. C’est ainsi que la compagnie Porte-Parole fut créée. Son objectif : faire un théâtre démocratique qui a une pertinence sociale.

Débuter la recherche

Lors de la conversation publique, on a pu constater la variété des motivations qui ont amené l’auteur et les autrices à amorcer leur recherche. Pour sa pièce Seeds, Annabel Soutar raconte qu’elle a commencé à rassembler des informations lorsque la Cour Suprême a accepté l’appel de l’agriculteur Percy Schmeiser contre Monsanto : « la première chose que je dois faire c’est de comprendre pourquoi ils sont en conflit et d’aller voir les deux bords ».

Christine Beaulieu, autrice de la pièce J’aime hydro, affirme que son point de départ est le conflit entre deux groupes en désaccord sur le projet de complexe hydroélectrique de la Romaine. Après avoir identifié le conflit, elle a commencé sa recherche en se posant la question « c’est quoi l’électricité? » Elle ajoute : « J’aime revenir à la base pour comprendre les choses. Je ne pense pas que tu peux arriver dans quelque chose au trois-quarts. Tant qu’à me plonger là-dedans, j’ai voulu revenir aux débuts [de l’électricité], son invention, etc. »

Pour Maude Laurendeau, c’est le diagnostic d’autisme de sa fille qui constitue le point de départ de sa pièce Rose et la machine. Elle s’est mise à documenter le suivi médical de son enfant. Ainsi, elle a récolté beaucoup de « matière précieuse » pour commencer l’écriture de son spectacle.

Difficile de rester objectif

Les autrices et auteurs présents affirment qu’une fois lancés dans le processus de recherche et d’écriture, il devient très difficile de rester neutre. Dans le cas de Maude Laurendeau, le sujet de sa pièce touche directement un aspect de sa vie personnelle : « Ce que je mets en scène ce n’est pas très objectif. C’est vraiment ma vision des choses, ça passe à travers mon vécu, mon expérience. C’est vraiment à la limite de la biographie et du théâtre documentaire. C’est quelque chose de plus personnel qu’une enquête documentaire. »

Pour sa part, Annabel Soutar insiste sur l’importance de ne rien cacher au public : « on sait que personne ne peut être complètement neutre […] et je crois qu’on a plus confiance en des auteurs quand ils sont transparents avec leur position, mais qu’ils font un effort pour écouter l’autre point de vue. »

Des sujets infinis

Les sujets dont il est question dans les pièces de théâtre documentaire sont très vastes et évoluent constamment de par leur nature. De nouveaux éléments peuvent continuellement être ajoutés au spectacle. Il est difficile, quand on est passionné par son sujet, de vouloir mettre un terme à ses recherches et de passer à autre chose.

Pour Annabel Soutar, le plaisir du documentaire réside dans le fait qu’il est toujours possible de poursuivre un projet et y ajouter de nouveaux éléments. C’est ce que Christine Beaulieu a fait lorsqu’elle a complètement modifié le cinquième chapitre de J’aime hydro pour y inclure un entretient avec Sophie Brochu (la présidente-directrice générale d’Hydro-Québec).

Avoir un impact

Lors du processus d’écriture, il est souvent difficile d’anticiper l’effet de la pièce sur le public. Pour Christine Beaulieu, l’important est de parler d’un sujet qui la touche et qui touche son équipe de travail. Si c’est le cas, elle sait qu’il est probable que les spectateurs se reconnaissent et qu’ils se sentent interpellés.

François Grisé, auteur de Tout inclus, affirme qu’il n’avait pas envisagé une réaction aussi importante : « Je ne pouvais pas prévoir cet impact-là, mais je ne savais pas non plus que de voir ça dans les yeux des gens ça allait transformer les chapitres cinq à huit qui sont la suite de mon immersion [dans une résidence pour personnes âgées] dans la façon même de raconter mon histoire. »

Il n’est pas rare que les pièces de théâtre documentaire aient un effet important sur le public. Plusieurs spectateurs et spectatrices conservent un souvenir marquant du désir de faire avancer une cause après être allé⸱e⸱s voir une des productions de Porte-Parole. Annabel Soutar rappelle que « la mission principale [de Porte-Parole] c’est la conversation parce que si on garde la conversation vivante entre les citoyens, […] ça peut donner de l’espoir aux gens pour résoudre des problèmes qui sont très complexes. »

%d blogueurs aiment cette page :