Dans cette nouvelle section désignée aux invité.es, nous vous présenterons des gens provenant de différents domaines qui traiteront de divers sujets.
Invité : Raed Hammoud

Photo : Leïla Sakhir
Mise en contexte : Du 23 novembre 2019 au 6 décembre 2019, il y a un peu plus d’un an jour pour jour, j’étais en tournage en Syrie avec mon équipe pour tourner la suite de T’es où Youssef, Les poussières de Daesh présentés le 3 septembre dernier sur les ondes de Télé-Québec. Durant ce voyage, j’ai pris des notes, une espèce de journal de bord dans lequel je décrivais chacune de mes journées. Je vous propose donc un carnet de voyage des 4 premiers jours suivant l’arrivée. Il est également pertinent de mentionner qu’une motion vient d’être adoptée à l’unanimité par l’assemblée nationale du Québec. C’est la députée indépendante Catherine Fournier qui en a fait un cheval de bataille suite à la pétition que nous avons fait à Ottawa durant l’été.
Jour 1
Après 17 h de vol, d’escales et des poussières, on atterrit enfin à Erbil, capitale espérée d’un état Kurde qui n’en sera sûrement jamais un. De haut, j’ai l’impression d’atterrir à Vegas : gratte-ciels (dans ces régions le ciel est plus bas), autoroute illuminée, ville immense et flammes de puits de pétrole. À l’atterrissage, les larmes de Layal (nom fictif) – qui a perdu son frère dans ces régions – ont vite fait de me rappeler que je ne suis pas dans la capitale du Nevada. Le douanier aussi :
Visage rond, yeux noirs, barbe taillée à la peau.
– Passport? Canada?
– Yes, yes.
– But where are you from?
– Montreal.
– Raed Abbas?
– Yes.
– You were born in Niger?
– Yes.
Sourcils froncés, entre le sourire et l’intimidation.
– Army ID please.
– Army? What army?
– You’re not a soldier?
– No…
À ce moment-là, je me dis que j’aurais peut-être dû. Il s’arrête à la page 31 du passeport.
– You know him?
– Euh… Forrest Gump?
– No it’s Terry Fox.
– Oh yeah, it’s Terry Fox, the story is told in the movie Forrest Gump.
– I love Terry Fox, he’s one of my heroes.
Je me dis que c’est une plaisanterie et qu’il veut savoir si je suis un REAL Canadian. Il me raconte qu’il marche beaucoup et que son histoire l’a inspiré. Il me sourit, étampe ladite page et me dit : « Welcome to Erbil, capital of Kurdistan ». Merci Tom Hanks.
Dehors, le fixer (accompagnateur Syrien) Wassim nous attend. Moustache, beau gosse, propre sur lui-même. Syrien, il a quitté Qamichli durant la révolution, avant que Daesh n’arrive. Il a appris le kurde, le turc et l’anglais. On échange quelques mots. Ça lui fait plaisir de savoir que je comprends et je m’étonne d’avoir assez de vocabulaire pour engager une pseudo conversation avec lui. Comme tout bon vendeur de tapis qui se respecte – c’est un Syrien quand même – il nous explique pourquoi on a bien fait de solliciter ses excellents services, ce qui a le don de m’inquiéter davantage que son contraire. De toute façon, j’ai trop faim pour avaler sa salade.
Arrivée au Classy Hotel de Erbil. Spa, salles de gym, occidentaux dans la réception. Le genre d’ambiance qui me déprime. Les autres montent. J’en profite pour fumer une clope dehors (ou deux, ou trois) en faisant le tour du quartier. Au milieu du rond-point, la Vierge Marie grandeur géante. Je suis au beau milieu du nord de l’Iraq, les magasins sont décorées aux couleurs de Noël, Myriam (nom de la vierge Marie en langue arabe) surveille mon hôtel. Le monde et ses contrastes. Gab (le réalisateur), Van (le DOP) [Directeur de la photographie, NDLR] et Leïla (ma complice, sœur de Youssef) me rejoignent. Layal est restée dans sa chambre pour se reposer. On s’en va manger une espèce de poutine kurde, la sauce brune est remplacée par le yogourt, l’extra c’est du mouton, pas de la viande fumée. On mange, on rit et on rentre pour dormir quatre heures avant le grand départ vers la frontière syrienne. J’imagine la ville de Mossoul que l’on devra traverser. J’en rêve. J’en transpire.
Demain, ce sera sûrement plus chaud. Les frontières trouveront certainement mille et une façons de nous faire marcher. J’évite de trop y penser. De toutes façons, je pourrai toujours compter sur mon compagnon de route.
Terry Fox




Jour 2
On quitte Erbil à 6h du matin. Après deux heures de sommeil, je sais plus vraiment où je suis, mais je sais où on s’en va : direction la frontière syrienne, le point de contrôle kurde. Wassim, notre fixer, m’explique qu’on ne traversera pas Mossoul, à mon plus grand regret. Trop risqué. Je rêvais de voir cette ville, ne serait-ce que depuis la fenêtre d’un mini-van. Après 3h30 de route, on arrive enfin au poste-frontière.
Femmes, enfants, marchants, humanitaires et journalistes étrangers. Un joyeux bordel que les autorités kurdes parviennent tout de même à contrôler. Si tout semble rudimentaire à première vue, rien n’est laissé au hasard. Arrêt 1 : étampe, première grille. Arrêt 2 : étampe, 2e grille. Arrêt 3 : étampe, photocopies et discussion avec l’office de presse. Le bureau est dirigé par l’une des femmes les plus charmantes que j’ai eu l’occasion de voir dans ma vie. Ongles manucurés, châle sur les cheveux, parfum envoûtant et sourire charmeur. Je l’ai aimé le temps d’un instant, enfin je crois. Coup de foudre stoppé net par son assistant qui, en jetant les passeports de l’équipe sur la table, dit en kurde (le fixer nous l’expliquera juste après) : « ce ne sont pas des Canadiens! » Maudite identité. N’en déplaise au fossoyeur de cupidon qui se pensait ben drôle en nous questionnant, notre passage est tout de même approuvé. On poursuit vers l’étape 4.
Exit le Kurdistan irakien, Enter le Kurdistan syrien par un pont assemblé et rétractable selon les offensives. Ça doit être ainsi que Jésus a marché sur l’eau il y a deux mille ans, quelque part dans cette même région. Autre transport, autre passage obligé. Dans le bus, certains des plus beaux yeux que j’ai eu l’occasion de voir dans ma vie. Surtout ceux des enfants et de cette petite fille – elle devait avoir 4 ou 5 ans – qui m’a tant fait penser à ma nièce. Pas le temps de s’émouvoir, la directrice de l’office de presse côté syrien – Amira – n’a pas vraiment le même ton, ni le même look que son homologue irakienne. Comme quoi, les miroirs sont vraiment déformants…
Juste avant nous, deux journalistes américains freelance approuvent leur sortie de Syrie. Un mix entre GIs et braconniers. Tenues kaki, bottes Timberland, lunettes de soleil, barbes de plusieurs jours, peau sale bronzée par le soleil. Accent redneck, ils nous regardent de haut, parlent de leur « exploits », se moquent du manque de commodités (et surtout de bon alcool) dans le pays. Je les regarde sans broncher. Je leur aurais bien collé quelques baffes mais je n’aurais pas fait le poids. Les principes face à la réalité.
À notre tour : Amira n’est pas aussi sympathique qu’avec nos prédécesseurs. On comprendra plus tard, grâce à Oussama, notre fixer syrien, qu’elle n’a pas apprécié le fait que nous ayons les jambes croisées durant la discussion. Un manque de respect aux martyrs morts aux combats, dont les photos placardent tous les murs de l’édifice. On en apprend chaque jour sur la culture de l’autre et on s’adapte. Ça doit être ça au fond le « vivre ensemble ». Après deux heures sur des routes chaotiques dans un van bondé par les neuf valises de notre DOP (qui s’appelle aussi Van), on arrive dans la ville de Derek, au nord-est de la Syrie. Je dépose mes valises et je monte sur le toit de l’hôtel. Le soleil est indescriptible, la vue aussi. La beauté émerge de l’horreur, la lumière de la désolation. Sur la face Nord, la Turquie, sur la face Est l’Iraq. Le tout à vue d’œil sur un espace de quelques kilomètres carrés. On prend des photos, on est heureux! Et puis la déception : notre fixer nous apprend que j’ai eu l’autorisation de visiter le camp humanitaire d’Al Hol où se retrouve les nièces de Layal et Leïla, mais pas elles. Elles sont pourtant venues pour ça. Des barrières tombent, d’autres murs émergent. Je sens toute la déception des filles. Mais on est là pour la traverser ensemble.
La frontière


Jour 3
Direction Qamishli, à 90 km à l’ouest de Derek, mais à deux heures de voiture compte tenu de l’état de la route et surtout des checkpoints. Il y en a un aux cinq minutes. Ils sont tenus par les Asayish, la police kurde de la « self-administration » kurde, reconnaissable par leur logo turquoise qui me fait penser à celui de l’ONU, les 4×4 neufs et le sourire en moins. Eux sont dans les rues, le YPG (branche armée du Kurdistan Syrien) au front. Les checkpoints sur les routes ici, c’est comme les arrêts à Outremont : tu ne comprends pas trop à quoi ils servent mais tu dois t’arrêter. Chaque fois, la même procédure : le chauffeur dépasse tout le monde, montre l’autorisation spéciale et dit « sposs » qui signifie « merci ».

Au programme, une entrevue avec le Dr Abdulkarim Omar, co-secrétaire kurde aux Affaires étrangères du Rojava. Le Rojava, c’est le nord-est syrien, zone peuplée d’une majorité de Kurdes, minoritaires dans le reste du pays. Contrairement aux indépendantistes de chez nous, ils ne veulent pas la séparation de la Syrie, juste une reconnaissance officielle dans un état fédéral. Le centre serait Damas, eux seraient auto-administrés. On est loin du compte, mais c’est leur but final.
Rendez-vous dans un bureau très officiel. Arrivée, café, shai, biscuits, discussions, explications, descriptions du projet, accord tacite, entrevue. C’est long, très long. Je pose la première question déjà épuisé. Le ton est officiel, loin de ce que je recherche, mais on n’a pas le choix. En même temps, je me rends compte – tout en étant bien conscient de la propagande qui se cache derrière – de l’importance des kurdes dans la guerre à Daesh. Sans eux, c’en était fini de la Syrie dans une certaine mesure. On repart un peu pantois de l’entrevue qui n’a jamais décollé (M. Omar avait une conjonctivite à l’œil et était très soucieux de son apparence). J’ai tout de même réussi à le faire rire quand je lui ai dit : « vous avez vu mes cernes? ». Il a accepté de nous appuyer dans notre démarche.
Contrairement aux médias habituels, nous sommes cinq en tout. C’est beaucoup. De plus, nous avons avec nous deux tantes qui veulent voir leurs nièces. C’est ce qui complique toutes nos démarches. En même temps, on n’avait pas le choix : les humanitaires ne rentrent plus au camp d’Al Hoj. Trop dangereux. Alors le seul moyen pour elles, et pour nous, c’était de les faire passer pour des « journalistes ».On a joué cartes sur table comme tout le monde nous l’a conseillé : avec les Kurdes aucun mensonge, sinon c’est mort. Je sais, côté objectivité on repassera.
C’est la mise en garde que j’évoque depuis le début du projet lancé dans un resto de Montréal par une nuit d’hiver en janvier 2019. Mathieu le producteur, Gabriel le réalisateur et moi, nous avions accepté d’accompagner Leïla dans son deuil et de l’épauler coûte que coûte après qu’elle nous ait annoncée la mort de son frère Youssef. C’est le minimum que nous pouvions faire. Je lui dois ça. Et de toutes façons je me suis fait à l’idée : un documentaire, c’est aussi un geste politique. J’ai choisi mon camp.
En sortant de la rencontre, les filles ont le cœur plus léger. Moi aussi. On voit un peu de lumière dans ce sombre décor. Elles devraient avoir accès au camp… Avant de partir, on remercie chaleureusement le bon Dr Omar pour son accueil et son aide.
« Sposs »

Jour 4
Levé à six heures du mat’. Le réveil n’a pas sonné que j’ai déjà les deux yeux grands ouverts. Faut dire que les ronflements de Gab ne m’aident pas beaucoup. Il a vu ma tête et m’a promis une chambre à part dès le soir même. J’apprécie. Mais pas le temps de ronfler pour l’instant, on a une journée chargée.
Grâce au bon Dr Omar, on a l’accès à la prison de Qomishli. 5000 prisonniers parmi lesquels se trouvent deux Canadiens. Dur de dire s’il y en a plus. Les anciens de Daesh mentent sur leurs origines et sur leurs noms la plupart du temps. On nous installe dans une salle au deuxième étage tapissée de bleu sur des tapis jaune. Le décorateur en a sûrement fumé du bon. Le plus étrange, ce sont les deux moineaux en cage. En les entendant chanter, je comprends l’utilité de les enfermer, c’est une douce musique qui permet de s’évader du décor délavé, l’espace de quelques notes.
Tête à tête avec le directeur de la prison. Le genre d’homme qui pourrait jouer le rôle du méchant dans un film de James Bond. Mais son coeur est tout autre. Une âme d’une profondeur, d’une gentillesse et d’une humanité infinie qui détonne avec son physique. Je tremble quand j’apprends qu’il est plus jeune que moi. Surtout quand il explique que la prison a été attaquée deux fois dans les deux dernières semaines. Une moto piégée repérée avant qu’elle n’explose, suivie d’une rafale de balles pour avertir les détenus. La ville de Qamishli est remplie de cellules « dormantes ». La guerre n’est pas finie, elle n’est pas loin. Les stigmates et les drapeaux de Daesh encore gravés sur les murs en témoignent. Les habitants n’ont pas eu le temps de tout effacer. Ou ils n’ont pas voulu.
Après une longue discussion, ils nous ouvrent enfin les portes vers les détenus canadiens et afghans, tel que nous l’avons demandé. Layal pense que son frère – s’il est vivant – s’est peut-être déclaré comme Canadien. Comme il n’y a aucune trace des deux corps, l’espoir demeure. C’est le plus dur pour elles : faire le deuil sans preuves physiques ou matérielles. Leïla, qui a mis le voile pour l’occasion, par « respect », rentre dans une salle à part pour les voir. D’un geste du doigt, elle doit indiquer ceux que nous souhaitons interroger. Nous l’attendons dans une autre salle d’où nous pouvons la voir. On ne comprend pas grand-chose. Elle m’expliquera plus tard qu’ils étaient tous à genoux la tête baissée, tels des animaux. J’ai eu la même impression, un mélange entre Abu Grahib et l’esclavage. L’exploitation, le pouvoir, ça doit être ça. Elle revient dans notre salle un peu choquée. Un premier détenu rentre, combinaison orange, tête baissée, escorté par un garde qui le tient par le collet.
Je ne savais pas comment j’allais réagir face aux djihadistes. Ils sont là parce qu’ils ont participé à l’ultime bataille de Baghouz. Ils sont restés jusqu’au bout. Ils ont certainement tué, violé, massacré. Et pourtant, en voyant ses yeux, son corps maigri par le manque de nutrition, les marques d’hématomes sur ses jambes, ses mains tremblantes en raison du froid, j’ai eu pitié. J’ai eu de l’empathie pour lui. Surtout lorsqu’il s’est excusé de trembler autant à cause du froid. C’est vrai que c’est gelé ici. Avec nos manteaux, nos couvertures et le chauffage intermittent on gèle, je n’imagine pas comment ça doit être avec une simple combinaison orange sur le corps. J’ai eu pitié, je ne pensais pas en avoir autant.
Droit dans les yeux, il nous a parlé avec le sourire en plongeant ses yeux dans les miens. Ça m’a déconcerté. Ne sachant pas trop quoi faire on lui pose des questions en rafale jusqu’à ce que le fixer intervienne et dise : « guys, you have to explain what you’re doing ». C’est là que ça m’a fait le plus mal. Le gars a couru quand on lui a dit : « your guys are here ». Il nous a dit qu’il pensait que c’était le gouvernement qui venait (enfin) le chercher. Déçu de savoir qu’on était des journalistes, il nous a dit : « I don’t want to do the interview, do I have a choice? ». On lui a dit qu’on respecterait sa volonté… Ça a facilité la conversation, à micro fermé. Mais ça ne le fera pas sortir de sa cage.
Le moineau

Photos : Raed Hammoud